La photographie est-elle encore moderne?

Le 6 avril 2010

Le monde de la photographie éprouve aujourd’hui un paradoxe nouveau. Il a absorbé dans la pratique le choc de la numérisation, sa plus importante mutation technologique depuis l’invention du négatif. Mais il reste fortement attaché à ses symboles traditionnels et montre une résistance surprenante à admettre ou à faire valoir cette évolution ...

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Le monde de la photographie éprouve aujourd’hui un paradoxe nouveau. Il a absorbé dans la pratique le choc de la numérisation, sa plus importante mutation technologique depuis l’invention du négatif (Talbot, 1840). Mais il reste fortement attaché à ses symboles traditionnels et montre une résistance surprenante à admettre ou à faire valoir cette évolution dans ses représentations.

Les effets de la numérisation peuvent être expliqués par sa principale caractéristique: la dématérialisation du support. Tout comme la notation écrite a permis la reproduction et la diffusion des messages linguistiques, la transformation de l’image en information la rend indépendante du support matériel, qui n’en est qu’un véhicule temporaire.

Cette transformation a quatre conséquences majeures. Elle modifie de façon radicale les conditions de l’archivage des documents, désormais intégrables à des bases de données numériques, ce que je caractériserai par leur indexabilité. Elle préserve la capacité de modifier les photographies après-coup, créant une continuité entre la prise de vue et la post-production, soit une nouvelle versatilité. Elle facilite leur télécommunication instantanée, les faisant accéder à une forme d’ubiquité. Elle permet leur intégration aux contenus diffusables par internet, et consacre ainsi leur universalité.

Partagées avec toutes les autres sources numériques, ces propriétés apportent à l’image fixe un ensemble de bénéfices pratiques, techniques et économiques dont l’ampleur est sans précédent. Or, tout se passe comme si le domaine photographique s’était figé dans une sorte d’académisme culturel, camouflant les évolutions apportées par la numérisation derrière la continuité revendiquée de ses pratiques et de ses modèles dominants.

Une révolution invisible?

Il n’est pas rare que les évolutions technologiques engendrent des mutations culturelles dans les pratiques professionnelles. L’histoire fournit de nombreux exemples de ces périodes de crise, qui prennent l’aspect de la fameuse “querelle des Anciens et des Modernes” – autrement dit la polarisation en deux camps des adversaires et des partisans du changement, ainsi que l’émergence d’un théâtre de la dispute, qui assure la publicité des débats.

Loin de constituer un phénomène exceptionnel, la résistance à l’innovation est au contraire le symptôme le plus régulier d’un processus de transition culturelle. Elle est d’autant plus forte que les modifications demandées aux acteurs sont importantes et que le rythme du changement est rapide.

Présentée sous la forme inédite d’une technologie accessible au grand public, la photo témoigne d’une aptitude incontestable à accueillir l’innovation. Son apparition elle-même a suscité la colère des graveurs, des dessinateurs ou des miniaturistes, professions menacées par la nouvelle venue.

D’abord snobé en 1851 par la Société héliographique, première association du champ photographique, le collodion humide s’impose en une poignée d’années comme le nouveau standard. Son successeur, la plaque sèche, qui suscite en 1880 réticences et quolibets de la part des photographes professionnels, s’installe dans la pratique courante dès 1886.

Perçu comme un gadget au début des années 1930, le film 35 mm est rapidement adopté par la jeune génération, qui fait du Leica «l’appareil préféré des reporters opérant en situation d’urgence» (Chéroux, 2008). Ce n’est pas la première fois que la photographie doit faire face à une évolution majeure. Elle a toujours su s’adapter dans des délais relativement brefs.

La révolution numérique, qui affecte le domaine photographique de manière sensible depuis le début des années 1990, ne s’inscrit pas dans cette généalogie. Indicateur de l’évolution des pratiques, le remplacement des matériels s’est considérablement accéléré depuis 2003.

En 2009, le parc actif des équipements de prise de vue en France est estimé à près de 45 millions d’appareils numériques (dont 18,7 millions de camphones) pour 12,3 millions d’argentiques (dont 5,3 millions d’appareils jetables). Depuis 2008, les organismes spécialisés ont cessé de tenir la statistique du marché des appareils argentiques neufs, dont le volume n’est plus considéré comme significatif. Sur le terrain, pour la photo amateur comme pour la photo de presse, la messe est dite – les pixels ont remporté la bataille.

Pourtant, du côté des manifestations publiques de l’activité photographique, on pourrait en douter. Alors que le cinéma, avec la 3D, argument-clé de l’évolution de la filière, a su promouvoir une image attractive de son rapport aux nouvelles technologies, alors que la consultation musicale via le podcasting ou les portails en ligne est désormais intégrée à l’offre commerciale, la photographie reste étrangement en retrait, incapable de valoriser les évolutions réelles de sa pratique.

Organisé par l’association Gens d’images depuis 1999, le prix Arcimboldo, dédié à la création numérique, demeure une manifestation discrète. Une seule exposition thématique notable a été proposée en 2007 par le musée de l’Elysée de Lausanne, sous le titre: “Tous Photographes! La mutation de la photographie amateur à l’heure numérique“. En revanche, les Rencontres internationales de la photographie d’Arles, principal festival du secteur, affichent cet été parmi leurs thématiques “Les esthétiques qui disparaissent avec le numérique”. Un avis comme celui que j’ai pu exprimer en 2006: “Flickr, l’une des choses les plus importantes qui soit arrivée à la photographie” (Gunthert, 2006) est resté une prise de position isolée.

Après le colloque “Nouvelles perspectives pour les photographes professionnels“, proposé par l’Ecole Louis-Lumière au Sénat, qui a accordé une place généreuse aux regrets des professionnels installés (avec notamment la projection de l’”autodafé” tragicomique de Jean-Baptiste Avril), plusieurs photographes ont tenu à m’assurer en privé que cette déploration complaisante n’était pas représentative de l’esprit de la jeune génération. Le fait est que celle-ci n’a aujourd’hui guère de support ni de porte-paroles visibles.

Faute d’une mobilisation plus affirmée des acteurs du renouvellement, les effets de la numérisation dans le champ photographique se résument, dans le débat public, à l’antienne de la concurrence des amateurs et à la dénonciation de la retouche.

Le dogme de l’objectivité menacé par Photoshop

La recherche de boucs émissaires en période de crise est un réflexe compréhensible. Mais les difficultés économiques de la filière relèvent d’un ensemble de causes autrement plus complexes que le rôle fantasmé des amateurs.  Ajoutons que la présence de l’image dans l’espace public, via les supports de publicité ou d’information, a habitué nos contemporains à la consommation sans coût apparent d’une ressource qui semble abondante, bien avant la gratuité des contenus sur internet. Les difficultés que rencontrent aujourd’hui les professionnels proviennent d’abord des pratiques qu’ils ont eux-mêmes contribué à mettre en place.

La récurrence de l’interdit de la retouche, encore manifestée récemment par l’exclusion d’un lauréat du World Press Photo, forme un symptôme plus inquiétant. On se souvient qu’avant même la diffusion de la photographie numérique, l’apparition de logiciels de traitement d’image avait suscité l’émoi des spécialistes. Dans L’Œil reconfiguré, William Mitchell évoquait dès 1992 l’entrée dans «l’ère post-photographique», indiquant combien les destinées du médium et de la retouche paraissaient interdépendantes.

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Retouche d’image, concours “L’athlète complet”, Le Journal, 1913 (cliquer pour agrandir).

La retouche numérique s’inscrit pourtant pleinement dans la continuité des pratiques photographiques professionnelles, où le travail du matériau visuel est un impératif aussi évident que celui du signal sonore pour la musique enregistrée. Contrairement aux affirmations organicistes de théoriciens improvisés, l’inquiétude provoquée par l’irruption de Photoshop n’est pas la conséquence de la versatilité nouvelle du support, mais plutôt celle de la visibilité inédite du post-traitement, désormais exposé aux yeux de tous.

En consultant les ouvrages de référence du siècle passé, les étudiants des années 2010 seront surpris de constater que Roland Barthes pas plus que Susan Sontag ou Rosalind Krauss n’évoquent dans leurs travaux l’existence de la retouche. Ce t aveuglement est le résultat d’une longue hypocrisie du monde professionnel qui, réservant les secrets de fabrication de l’image photographique aux initiés, a réussi à imposer le postulat de son authenticité “naturelle”. Seule Gisèle Freund, avec une lucidité rare, écrivait dès 1936:

«La photographie, quoique strictement liée à la nature, n’a qu’une objectivité factice. La lentille, cet œil prétendu impartial, permet toutes les déformations possibles de la réalité, parce que le caractère de l’image est chaque fois déterminé par la façon de voir de l’opérateur. Aussi l’importance de la photographie, devenue dynamique sous la forme du film, ne réside-t-elle pas seulement dans le fait qu’elle est une création, mais surtout dans celui d’être un des moyens les plus efficaces de détourner les masses des réalités pénibles et de leurs problèmes.»

Depuis Photoshop, il est plus difficile de glisser la retouche sous le tapis. Plus difficile, mais pas impossible, comme le prouve l’argumentaire développé au cours d’une édition d’Envoyé spécial, diffusé le 10 décembre 2009 sur France 2. En distinguant avec soin les secteurs frivoles du portrait de studio, de la mode et de la publicité (où le post-traitement peut se déployer en toute liberté), du seul domaine qui compte, celui de l’information (où l’on souligne que la retouche reste proscrite), le reportage applique la tactique classique de l’exception circonstancielle, qui a maintes fois sauvé la légitimité menacée du médium (Gunthert, 2008).

En cette matière, la confusion est telle qu’il est nécessaire de l’énoncer clairement: non, la versatilité n’est pas une menace pour la photographie, mais bien une puissance mise à la disposition de la création. La véracité de l’enregistrement n’est garantie a priori par aucun paramètre technique, mais seulement par l’éthique de l’auteur.

Dans le domaine de l’information – symbole de la pratique photographique –, tout comme la latitude d’expression d’un journaliste ne fait pas obstacle à l’exactitude, il faut admettre qu’un photographe ne restitue qu’une vision de l’événement, et que celle-ci ne comporte pas moins de marques de subjectivité que son équivalent écrit. Enfin, contrairement au dogme, le photoreportage, marqué depuis ses origines par la contamination avec l’illustration et les artifices rhétoriques (Gervais, 2007), ne constitue nullement l’alpha et l’oméga du document visuel, mais plutôt le successeur de la peinture d’histoire, dont le rôle est de représenter les événements conformément aux attentes de la culture dominante.

La versatilité est une chance pour la photographie de secouer l’évangile pesant de l’automatisme, qui entrave depuis si longtemps l’aveu de sa dimension graphique. Comme dans les années 1920, lorsque László Moholy-Nagy repérait les prémices de la “Nouvelle vision”, c’est dans la publicité qu’on trouvera aujourd’hui l’expérimentation d’une liberté où s’esquissent les contours de la nécessaire auteurisation de la photographie.

Si l’on est attentif à l’évolution des attentes des contemporains, et qu’on s’aperçoit qu’une œuvre signée a désormais plus de crédibilité qu’un document soi-disant impartial, on comprendra que la subjectivité, loin d’être l’ennemie de l’authenticité, en constitue aujourd’hui le meilleur garant. Il ne manque qu’un Moholy-Nagy pour déployer les atouts de ce nouveau paysage.

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Intervention dans le cadre du colloque “Nouvelles perspectives pour les photographes professionnels”, Ecole Louis-Lumière, Paris, 29 mars 2010.

Références

> Clément Chéroux, Henri Cartier-Bresson. Le tir photographique, Paris, Gallimard, 2008.

> Patrice Flichy, L’Innovation technique, Paris, La Découverte, 1995.

> Gisèle Freund, La Photographie en France au XIXe siècle. Essai de sociologie et d’esthétique, Paris, La Maison des Amis des livres/A. Monnier, 1936.

> Thierry Gervais L’Illustration photographique. Naissance du spectacle de l’information, 1843-1914, thèse de doctorat d’histoire, Lhivic/EHESS, 2007 (en ligne: http://culturevisuelle.org/blog/4356).

> André Gunthert, “Flickr, l’une des choses les plus importantes qui soit arrivée à la photographie” (propos recueillis par Hubert Guillaud), InternetActu, 8 juin 2006 (http://www.internetactu.net/…).

> André Gunthert, “Sans retouche. Histoire d’un mythe photographique”, Etudes photographiques, n° 22, octobre 2008, p. 56-77 (en ligne: http://etudesphotographiques.revues.org/index1004.html).

> Lucie Mei Dalby, Stéphanie Malphettes, Charles Baget et. al., “Photos en trompe-l’œil” (vidéo, 30″), Agence Capa, 2009, diffusé le 10/12/2009 sur France 2.

> William J. Mitchell, The Reconfigured Eye. Visual Truth in the Post-Photographic Era, Cambridge, Londres, MIT Press, 1992.

> László Moholy-Nagy, Peinture Photographie Film et autres écrits sur la photographie (1927, trad. de l’allemand par C. Wermester et al.), Paris, Gallimard, 2006.

> Amélie Segonds, Indexation visuelle et recherche d’images sur le Web. Enjeux et problèmes, mémoire de master, Lhivic/EHESS, 2009 (en ligne: http://culturevisuelle.org/blog/4118)

> Article initialement publié sur Culture Visuelle

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