Pour une charte des droits sur Internet (Jeff Jarvis)
Jeff Jarvis vient de publier une proposition de "charte des droits dans le cyberespace", sur le modèle de la charte des droits de l'homme, dont voici la traduction commentée. Un tel texte inscrit à l'Onu permettrait de faire comprendre que, Internet constituant un réseau d'échanges d'informations, d'idées et de contenus, la protection de son accès est devenue indispensable.
Je relaie ici la proposition de Jeff Jarvis (auteur de “What Would Google Do“) de rédiger, à l’instar de la charte des droits de l’homme, une “charte des droits dans le cyberespace“.
Sa proposition est évidemment à discuter et à enrichir. Mais l’inscription d’une telle charte à l’Onu par exemple, permettrait d’installer un certain nombre de réalités. Et de faire comprendre qu’Internet n’étant pas juste un média, mais un accès à un réseau d’échanges d’informations, d’idées et de contenus, la protection de l’accès à ce réseau est devenue indispensable.
Pas très à la mode, ça, en ces temps troublés d’Hadopi et d’Acta.
Voici les propositions de Jeff, et mes commentaires:
1- Nous avons le droit de nous connecter
“C’est un préalable et une condition incontournable au principe de liberté d’expression: avant de pouvoir nous exprimer, nous devons pouvoir nous connecter.
Hillary Clinton définit ce droit comme “l’idée que les gouvernements ne devraient pas empêcher les citoyens de se connecter à Internet, aux sites, ou entre eux.”
En France, on voit que ce droit est sensiblement remis en cause depuis la loi Hadopi qui prévoit de couper l’accès à Internet aux internautes qui auront téléchargé illégalement des contenus. Couper Internet, c’est couper l’accès à l’information. C’est comme couper l’eau. Ajout (merci Authueil) : c’est d’ailleurs ce qu’avait exprimé le 10/06/09 le Conseil constitutionnel saisi après le vote de la loi Hadopi 1, reconnaissant ce droit fondamental (assimilé au droit à la liberté d’expression et de communication).
A l’aune de la reconnaissance de l’accès à Internet comme un droit, cette mesure sévère pose toujours la question de la proportion entre la sanction et l’infraction (si tant est qu’on ne discute pas la caractérisation même de l’infraction: pirater ou partager?).
2- Nous avons le droit de nous exprimer
“Personne ne doit pouvoir léser notre liberté d’expression. Les contraintes à cette dernière doivent être limitées au minimum.”
La question pouvant être celle-ci : les canaux de diffusion de l’info se rapprochant de plus en plus des mécanismes du peer-to-peer (d’internaute à internaute vs diffusion de masse), du privé-public, le principe de neutralité du Net doit-il nous inciter à donner plus de souplesse aux conversations sur le réseau que n’en donnent les médias ? Ou pas, tout étant public donc soumis aux mêmes règles de publication ? Ou alors, a minima, devons-nous mettre en place des règles de publication préalables à toute expression libre (une connection préalable à un forum fermé par exemple permettrait de passer de la sphère publique au “privé collectif”…) ? Ou bien doit-on tout laisser ouvert et mettre en place une charte de balisage, comme je le proposais dans mon dernier post ?
3- Nous avons le droit de nous exprimer dans nos langues.
“La domination de la langue anglaise s’est estompée au fil de l’arrivée de nouveaux langages sur le Net. Ce qui est une bonne chose. À condition que, dans cet Internet polyglotte, nous puissions bâtir des ponts entre les langues. Nous voulons parler dans nos propres langues, mais aussi nous parler entre nous.”
C’est l’un des grands enjeux de ces prochaines années. Et un levier de développement non négligeable des médias Internet notamment, dont les modèles économiques souffrent de l’étroitesse des marchés nationaux. De nouvelles technologies permettent désormais de traduire simultanément des vidéos (en analysant le texte) dans plusieurs langues. Reste à améliorer les traductions en temps réel, un peu comme cela se pratique dans les congrès, le web étant une sorte de conférence transnationale. Pour cela, il faudra s’appuyer sur les algorithmes et les communautés.
4- Nous avons le droit de nous assembler
“L’Internet nous permet de nous réunir sans passer par des organisations et de collaborer. Cette possibilité est menacée par certains régimes, autant que la liberté d’expression.”
C’est une des particularité d’Internet : la mise en réseau simultanée des données et des individus a ringardisé le mode d’organisation des associations loi 1901, jusqu’aux traditionnelles manifestations dans la rue. Plus liquides, ces capacités de réunion offertes par Internet sont à la fois plus puissantes (parce que diffuses et spontanées), mais aussi plus fragiles (moins organisées).
5- Nous avons le droit d’agir
“Ces premiers articles sont une suite : nous nous connectons pour nous exprimer et nous assembler, et nous nous assemblons pour agir, et c’est comme cela que nous allons changer le monde. Pas seulement mettre en avant les problèmes, mais se donner les moyens de les régler. Voilà ce qui menace les institutions qui voudront nous stopper.”
6- Nous avons le droit de contrôler nos données
“Vous devez pouvoir accéder aux données vous concernant. Ce qui vous appartient vous appartient. Nous voulons qu’Internet opère comme un principe de portabilité, ainsi vos informations et vos créations ne seront pas prisonnières d’un service (privé) ou d’un gouvernement, ainsi vous garderez le contrôle. Sans oublier que quand le contrôle est donné à quelqu’un, il est retiré à quelqu’un d’autre. Le diable se cache dans ces détails. Ce principe fait allusion au copyright et à ses lois, qui définissent et limitent le contrôle ou la création. Ce principe pose également la question de savoir dans quelle mesure la sagesse du peuple appartient au peuple…”
La question du contrôle des données personnelles est plus sensible aux États-Unis qu’en France où la loi “Informatique et liberté” protège les citoyens. En partie, seulement, face à la mondialisation des services sur Internet et à la complexification des échanges sur le réseau.
Plus sensible : la protection et le contrôle de nos créations. De quoi sommes nous propriétaires, que pouvons nous contrôler dans un univers d’échanges et de work in progress, où tout contenu s’enrichit de l’apport des autres ?
7- Nous avons le droit à notre propre identité
“Ce n’est pas aussi simple qu’un nom. Notre identité numérique est faite de nos noms, adresses, discours, créations, actions, connections. Notez également que dans les régimes répressifs, maintenir l’anonymat (c’est-à -dire cacher son identité) est une nécessité. Ainsi l’anonymat, avec tous ses défauts, son passif et ses trolls, doit-il également être protégé en ligne pour protéger le dissident et ceux qui dénoncent les pratiques illégales ou immorales dans leurs entreprises ou institutions. Notez enfin que ces deux articles – contrôle de nos données et de nos identités – constituent un droit à l’intimité.”
Ces deux articles font référence à la protection mais surtout au contrôle de nos données, de notre identité, de notre vie privée. Ce qui, dans un monde googlisé et facebookisé est de plus en plus délicat. Le Net est transparent, infiniment transparent, ce qui est une bonne chose pour la liberté des citoyens face aux institutions, et pour l’accès à la connaissance et à l’information, donc au pouvoir, donc à la démocratie. Mais ce peut être également terrible pour l’individu s’il n’a pas les moyens de se protéger. Toutes ces questions sont loin d’être réglées. Le risque étant qu’au nom de la protection de l’intimité, on restreigne le droit à l’information. Passionnant débat.
8- Ce qui est public est un bien public
“L’Internet est public. En effet, c’est un espace public (plus qu’un medium). Dans notre précipitation à vouloir protéger l’intimité, nous devons faire attention à ne pas restreindre la définition de ce qui est public. Ce qui est public appartient au public. Rendre privé ou secret ce qui est public sert la corruption et la tyrannie.”
C’est tout l’enjeu de la révolution qu’apporte Internet, en bousculant les frontières entre le public et le privé.
Dans quelle mesure la vie privée des hommes politiques, comme leur état de santé ou leurs liaisons, sert-elle l’information ? La question est loin d’être tranchée.
C’est également tout le débat en France sur l’ouverture des bases de données publiques aux citoyens, dont pourraient s’emparer les médias pour développer ce qu’on appelle le datajournalisme. Contrairement aux États-Unis, les données sont quasi-inaccessibles en France, ce qui constitue pour beaucoup une entrave au droit à l’information.
Mais, au-delà , cette question concerne également celle de la valeur de l’information, de sa propriété, et de ce que peuvent en faire les citoyens. À partir du moment où une information a été publiée, dans quelle mesure puis-je la reproduire pour la partager ? La pratique du partage fait partie de l’ADN d’Internet, elle bouleverse les lois du copyright. Quand les majors et les médias parlent de “copie illégale”, les internautes parlent de partage.
La généralisation du “RT” (rendu populaire par Twitter : re-tweeter, c’est à dire re-bloguer, reprendre l’info à l’identique pour la partager tout en la sourçant) va dans le sens d’une indispensable libéralisation du partage de l’information. Ce qui pose la question de la valeur de l’info et de qui la finance, si tout le monde peut la partager gratuitement.
9- L’Internet doit être construit et piloté de façon ouverte
Il doit continuer d’être construit et opéré sur la base de standards ouverts (comme HTML, PHP…). Il ne doit pas être contrôlé par aucune entreprise ou gouvernement. Il ne doit pas être taxé. C’est l’ouverture de l’Internet qui lui donne sa liberté. Et c’est cette liberté qui définit l’Internet.
Internet=liberté. Liberté=Internet. Internet est une précieuse découverte, un incroyable outil d’émancipation et de développement qui doit continuer d’être préservé.
Si les dérives que cette liberté entraîne parfois (et auto-corrige souvent) appellent à une prise de conscience collective, elles ne doivent pas justifier la prise de contrôle des échanges digitaux par un gouvernement ou un lobby. La force d’Internet est d’être un réseau, un nouvel espace, qui échappe aux individus et aux personnes morales. Son déploiement à grande vitesse pose donc continuellement la question du contrôle. Pas seulement du Net (pour les gouvernements et les entreprises), mais aussi de notre propre liberté (pour les individus).
C’est pour cela qu’avant de commencer à parler de devoirs, il faut commencer par les droits. C’est toute la vertu de la proposition de Jeff Jarvis.
Source : “A Bill of Rights in Cyberspace” (Buzzmachine)
Billet initialement publié sur Demain tous journalistes ?
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